Ces dernières semaines, il ne se passe pas une journée sans que l’on ne parle de nouveaux licenciements provoqués par l’irruption de l’IA dans les entreprises. C’était le quotidien Libération, le 1er décembre, le magazine Fortune le 25 novembre. En 2023, un précurseur était la société Onclusive qui était citée dans un article des Echos.
Clairement, la volonté est là de licencier du personnel, de réduire la masse salariale grâce à l’automatisation des tâches permise par l’IA. Entendons bien: il s’agit essentiellement d’IA génératives dont nous parlons. Les autres sont bien trop complexes à déployer pour avoir des effets aussi brutaux.
Mais l’IA en est-elle le véritable responsable ou s’agit-il d’une nouvelle mode managériale comme il y en a eu tant ? Je penche pour la deuxième option et je vais tenter de vous le démontrer dans cet article.

Les managers aiment les heuristiques
Dans le management moderne, on exalte les leaders charismatiques, les doers (ceux qui font), les décideurs. Ceux qui prennent le temps de bien peser le pour et le contre ou pire ceux qui savent ne pas décider ne sont évidemment guère mis en avant. Il faut de l’énergie, de la détermination, de l’audace, de l’agilité et de la rapidité. Mais tout cela s’accomplit au détriment de l’analyse et de la réflexion qui sont remplacées par des heuristiques: on applique des schémas tout prêts délivrés par un leader inspirant lors du dernier séminaire d’entreprise. Dans d’autres cas, on écoutera les gourous de l’IA, comme Sam Altman, dont l’intérêt, rappelons-le est d’abord de vendre ChatGPT. Faute de Sam Altman, on lira avec la plus grande attention le dernier rapport qui vante les mérites de l’IA sans jamais s’interroger sur la complexité de son déploiement, de sa mise en oeuvre, ni les effets de bord potentiels.
Ces heuristiques offrent plusieurs avantages au manager qui y fait appel: elles réduisent la complexité, légitiment des décisions difficiles et confortent les strates supérieures dans sa force de caractère et sa détermination à améliorer la compétitivité de l’entreprise ou l’efficacité de l’administration.
D’ailleurs, l’effet est directement visible: la masse salariale diminue et si l’on est une administration, on met en place un chatbot illustrant sa modernité et le souci de l’administré, sans que cela ne coûte rien, ou quasiment. C’est clairement le combo gagnant.
Le côté accessoire de la connaissance
Pourtant derrière cette approche apparemment efficace et moderniste, on ne peut s’empêcher de s’interroger sur la réalité de l’entreprise et surtout sur sa gestion des compétences et des connaissances.
En effet, le premier point est que les entreprises ont une faible connaissance des compétences réelles de leurs collaborateurs: on sait qu’environ 50% des fiches de poste sont caduques et que l’organigramme comme les processus ne reflètent que très rarement la réalité de l’entreprise. C’est d’ailleurs pour cela que les transformations réelles exigent du temps et de l’argent, car il faut s’assurer qu’elles ne consomment pas de la valeur.
Le deuxième point est la valorisation de la connaissance: remplacer au bout de quelques mois ses salariés par une IA générative se fait toujours au détriment de la connaissance. En effet, chaque collaborateur représente une mine de savoirs formels et informels. Les savoirs formels vont se retrouver dans les procédures. Mais les savoirs informels sont nés d’années d’expérience, de confrontations à des situations réelles, d’interactions multiples avec ses collègues ou des externes. Et ces connaissances, il faut les formaliser, avant de les intégrer à un chatbot, dont on sait qu’il aura de toute façon le plus grand mal à les restituer fidèlement.
Arrive alors le troisième problème: comment opère-t-on pour l’actualisation de ses connaissances formalisées ? Qui se charge d’actualiser le chatbot ? Sachant que les connaissances nouvelles peuvent être contredites, complétées, amendées par de nouvelles expériences ou des échanges avec d’autres collègues.
En fait, j’aurais une explication assez élémentaire, mais qui permet de comprendre le problème qui se pose aux managers: la connaissance ne figure pas dans le compte de résultat de l’entreprise tandis que la masse salariale, elle, y figure. La tentation est donc immense d’améliorer aisément son compte de résultat: un chatbot rapidement déployé améliore immédiatement le compte de résultats, tandis que la perte de connaissances ne le dégrade pas.
Quelle solution apporter à cette destruction (involontaire) de valeur ?
La perte de connaissances est toujours une destruction de valeur. Mais la question est donc de déterminer quelle valeur l’entreprise accorde à la connaissance. Si les frictions, les approximations, les erreurs provoquées par la perte de savoir sont jugées acceptables, pourquoi pas ? Mais a-t-on réellement pris le temps d’évaluer les conséquences du déploiement d’une IA générative ? Peut-être faudrait-il commencer par réfléchir et poser le problème. Pour quoi une IA générative ?
En effet, l’adoption de ces IA génératives est donc une heuristique qui permet d’éviter de poser les problèmes. Pour reprendre une approche marxiste, il apparaît que le système capitaliste déteste la contradiction, il vénère d’abord les solutions, car il est intrinsèquement meilleur. La question à se poser est donc ensuite: une IA générative, mais à quel coût et pas seulement financier, également en perte de connaissances) ?
In fine, si l’entreprise admettait qu’elle est d’abord un centre de savoirs avant d’être un organe financier, peut-être aurait-elle une autre approche de l’IA générative.