La Société Française face aux attaques informationnelles : dans le brouillard de la guerre

La guerre informationnelle est une réalité parfois désagréable à admettre, car elle révèle nos propres failles.
Dans la suite d’un colloque consacré à ce sujet et qui s’est tenu le 21 novembre à Bordeaux, je vous livre mes premières réflexions.

Ce 21 novembre, l’ENSC1, l’Université de Bordeaux et le ministère des Armées avaient organisé un colloque sur la guerre informationnelle. Cela valait la peine de se déplacer: quatre tables rondes de très bon niveau, beaucoup de connaissances partagées. Tout en ressortant totalement convaincu de la réalité des attaques informationnelles, je quitte le Sud-Ouest avec beaucoup de questions sur lesquelles je compte bien travailler dans les prochains mois.
Dans ce billet, je vais m’efforcer d’en partager quelques unes avec vous.

Extrait de l'affiche sur le colloque consacré à la guerre informationnelle à Bordeaux. 
Crédit: université de Bordeaux et ministère des Armées

Nous sommes attaqués sur les champs informationnels c’est un fait

Les exemples d’attaques dans les champs informationnels sont nombreux: le mensonge sur la découverte de charniers au Mali (2022), les étoiles de David peintes en 2023 sur des façades de Paris et récemment les têtes de cochon exposées devant des lieux de culte musulman (2025). Nous retrouvons à chaque fois les mêmes procédés: une provocation d’origine étrangère, la capture opportune d’images et l’utilisation des réseaux sociaux comme caisse de résonnance.

Ce ne sont là que quelques exemples parmi de multiples attaques qui utilisent toutes la gamme des actions possibles, allant de la création de sites web complotistes et relayés par des trolls, à l’infiltration dans nos laboratoires.

Des attaques, oui, mais pour quelles stratégies?

En général, quand un pays consacre des ressources pour lancer une attaque, c’est qu’il recherche un objectif. Ce peut être un objectif de politique intérieure ou extérieure, ou les deux. Durant cette journée, il m’a manqué la brique stratégique: les attaques, oui, mais dans quelle stratégie s’insère-t-elles ?

Pour ce faire nous devons revenir aux principes de Sir Basil Liddell Hart et nous projeter dans le regard de notre adversaire déclaré: la Russie.

En nous inspirant de Dmitri Minic2, nous pourrions employer le prisme d’une stratégie du faible au fort. Prenant acte de son infériorité militaire et se percevant attaquée par l’Occident, la Russie aurait choisi de résoudre la contradiction en utilisant les champs informationnels pour nous affaiblir et rétablir au moins en partie un rapport de force militaire qui lui est défavorable.

Est-ce suffisant ? Certainement pas, mais dégager une compréhension d’ensemble de la stratégie probable nous permettrait de relier ces multiples points d’attaque et de leur donner une cohérence que nous pourrions ensuite confronter à d’autres hypothèses.

Des attaques, oui, mais avons-nous bien identifié qui est la cible ?

Lorsque l’on subit des attaques dans les champs informationnels, une des premières questions à se poser est celle de la cible. La cible primaire, évidente, est-elle la véritable cible ou s’agit-il seulement d’une attaque par rebond ?

Je m’explique: lorsque des agents étrangers peignent des étoiles de David sur des portes, leur cible primaire est-elle la communauté juive, les services de l’Etat, la casse politique ou les média qu’elles veulent mettre sous tension en provoquant des sur-réactions ? En effet, l’intérêt des réseaux sociaux et de vivre dans une société de l’information n’est pas tant l’effet de caisse de résonance que celui des rebonds.

En effet, le son propagé par la caisse de résonance est comme les ricochets: il s’atténue avec la distance et les obstacles pour finir par disparaître. Les rebonds permis par les réseaux sociaux et les IA ont une capacité unique à s’amplifier à chaque relais et vont permettre d’atteindre des cibles secondaires, voire tertiaire dans une logique d’approche indirecte, chère à Sun Tzu.

La véritable question consiste donc à déterminer qui était la cible. Car elle n’est certainement pas celle qui semble s’agiter devant nous. Celui qui réagit vivement était peut-être la véritable cible.

Des attaques, oui, mais pour quel effet ?

Dans toutes ces attaques informationnelles, qu’elles touchent à la désinformation, la manipulation, à l’influence ou à la cognition, nous devons nous interroger sur ces effets. Si je consacre des ressources à une attaque, elle doit produire des effets supérieurs à son coût. Ici, je m’inspire de TRIZ3, cette théorie de résolution des problèmes inventifs et à son origine soviétique, où le matérialisme et la dialectiques marxistes structurent la pensée.

Dans cette pensée matérialiste, il est impensable de consacrer des ressources sans envisager un effet. Or un effet, pour exister, doit être mesurable. Nous savons aujourd’hui que les réseaux sociaux par lesquels passent ces attaques verrouillent leurs interfaces et rendent quasiment impossible l’analyse directe des effets. La mesure de l’effet est donc obtenue de manière indirecte. Or les médias traditionnels ou les média en ligne permettent ce suivi. S’agiter dans la presse à la moindre attaque informationnelle revient alors à donner à l’attaquant cette mesure des effets obtenus, mais lui donne aussi des informations précieuses sur la cible qu’il a réellement touché. Nous nous situons ainsi totalement dans la logique ancienne et éprouvée du Battle Damage Assessment.

Plus complexe est la manière dont l’adversaire pourrait mesurer l’efficacité des attaques cognitives, puisque celles-ci touchent le fonctionnement même de notre pensée. Aujourd’hui, ma compréhension du sujet est bien trop faible pour différencier ce qui relève du fantasme et ce qui relève de la réalité en matière de résultats obtenus.

Faire face à des attaques, oui, mais savons-nous assumer nos propres contradictions ?

Lorsque l’on entreprend d’attaquer quelqu’un, on choisit généralement un point faible. En reprenant TRIZ, cette théorie évoquée plus haut, toute chose propose une grille de lecture ouverte à la dialectique : toute force a son pendant, son pôle opposé, une faiblesse. Pour attaquer une organisation étatique ou privée, ou bien encore un groupe professionnel ou social, nous devons donc au préalable identifier ses forces, ses faiblesses et attaquer là où cette organisation ou ce groupe sont fragiles.

Pour revenir à une approche marxiste, exposée en détail par Christian Fuchs4, la pensée capitaliste se distingue par son refus de la contradiction, de la dialectique. Il n’existe qu’une solution possible, c’est celle de l’innovation, c’est celle d’une libéralisation de l’économie. Nous le constatons tous les jours à propos des IA Génératives: toute critique a vocation à envoyer son auteur au pilori pour atteinte au progrès humain.

Ce refus de la contradiction, de la dialectique nous conduit donc à sous-estimer nos véritables faiblesses, exposant ainsi à nos adversaires des vulnérabilités. Et en refusant d’adopter une approche dialectique sur des faiblesses supposées que nous dénonçons, nous renonçons à en exploiter les points forts qui justement pourraient compenser ce que que nous dénonçons.

Ce sont autant d’axes d’attaques que nous offrons à celui qui ne pense pas comme nous.

De multiples sujets de recherche en perspective

Nous pourrions aller beaucoup plus loin sur ce sujet de la guerre informationnelle et des attaques cognitives, mais je dois encore beaucoup travailler sur ce sujet avant de prétendre le comprendre.

En revanche, il m’apparaît de plus en plus évident qu’une grille de lecture inspirée de la dialectique marxiste permet d’en tirer une véritable matière à réflexion et à recherche, mais en acceptant d’abord ce postulat que la guerre informationnelle et la guerre cognitive sont des réalités qu’il nous faut pleinement assumer, même si elles doivent nous révéler nos propres failles.

  1. ENSC : Ecole Nationale Supérieure de Cognitique. ↩︎
  2. Auteur de : « Pensée et culture stratégiques russes: Du contournement de la lutte armée à la guerre en Ukraine ». ↩︎
  3. TRIZ: Théorie de Résolution des Problèmes Inventifs, exprimée en 1946 par Genrich Altschuller. ↩︎
  4. Auteur de : « Critical Theory of Communication: New Readings of Lukács, Adorno, Marcuse, Honneth and Habermas in the Age of the Internet » ↩︎
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Auteur : Fabrice Jaouën

Blog personnel portant sur les sujets d'intelligence artificielle et de société.

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