Administration U.S. et Big Tech: une collusion dangereuse pour nos valeurs

Les événements récents autour de la nouvelle politique américaine en matière de diversité interpellent sur un sujet majeur: une IA n’est jamais neutre. Elle est d’abord au service de ses propriétaires.
La question qui se pose est donc de savoir jusqu’où nous acceptons de nous conformer à des modèles culturels que l’on veut nous imposer, jusqu’où nous voulons rester nous-mêmes.

La fin des politiques U.S d’inclusion

Rappelons d’abord que le président Trump a été élu sur un programme prenant le contrepied de son prédécesseur, notamment en matière de diversité et d’inclusion.
Par un décret présidentiel en date du 20 janvier 2025, la nouvelle administration américaine met donc logiquement fin à ce qu’elle nomme les « illegal and immoral discrimination programs » et à toute la politique fédérale mise sur pied par la précédente administration des programmes de « diversity, equity, inclusion, and accessibility », les D.E.I.
Notons au passage que l’administration Biden avait mis en place la politique de D.E.I en se basant sur un décret présidentiel, donc susceptible d’être révoquée de la même manière.

En notifiant par courrier aux entreprises française qu’elles doivent mettre fin à leurs politiques de diversité sous peine d’être exclues des marchés publics fédéraux, l’ambassade U.S. à Paris a atteint son objectif: affirmer et imposer la vision américaine de la société, y compris à l’étranger.

S’agit-il d’une attaque contre nos valeurs ?

Les entreprises françaises sont donc confrontées à un véritable choix : renoncer à la commande publique américaine ou abandonner leurs valeurs, ou du moins les valeurs qu’elles affichent.
L’importance que nous accordons à ces valeurs constitue ainsi un paramètre essentiel de notre attitude face à cette nouvelle administration.

Notre pays s’est construit sur le triptyque « Liberté, Egalité, Fraternité », directement issu des Lumières. L’exigence américaine semble effectivement s’éloigner de ces principes, mais pour aller où ? Aujourd’hui, nous arrivons à distinguer ce que l’administration américaine veut abolir, mais quel modèle de société veut-elle réellement promouvoir ? Est-ce un mouvement de fond, ou est-ce seulement un phénomène passager ?

Difficile de le déterminer sans tomber dans la caricature et les a priori ou pire, un jugement depuis notre propre perspective sans avoir cherché à comprendre la société américaine.
Face à ces incertitudes, restons-en à ce qui est avéré: l’abandon immédiat des valeurs dites de D.E.I pour « Diversity, Equality and Inclusion » par le monde de la technologie.

Le Big Tech au garde-à-vous

Les géants de la Silicon Valley se sont longtemps prévalu de l’héritage la contre-culture née en Californie au moment de la vague Hippie. Sur ce plan, leur ouverture d’esprit face aux problématiques posées par le racisme ou au mieux le conservatisme d’une partie de la société américaine nous donnait l’impression de partager les mêmes valeurs que les sociétés européennes jugées progressistes ou décadentes en fonction du bord politique qui les considérait.

Mais la réélection du Président Trump a provoqué un véritable retournement de situation: en quelques semaines, Mark Zuckerberg, le patron de Meta, vantait les mérites de l’énergie masculine et une large part de la Big Tech faisait allégeance au nouveau président et à son administration en se bousculant à son investiture, comme Jeff Bezos (Amazon) ou Sundar Pichai (Google) et bien sûr l’omniprésent Elon Musk. Même Tim Cook, le patron d’Apple assistait à la cérémonie d’investiture.

Longtemps décriée par les conservateurs américains pour leur libéralisme au sens anglo-saxon, ces entreprises ont alors reçu le soutien affirmé de la nouvelle administration face à la volonté régulatrice des européens.

Nous sommes ainsi désormais confrontés à la conjonction des intérêts économiques des géants de la tech qui veulent encore plus développer leur pouvoir économique, géants qui sont devenus les alliés d’une administration pronant une vision du monde centrée sur Dieu, la famille, des valeurs conservatrises et des U.S.A placés au centre de tout et dont chacun ferait bien de s’inspirer.

L’IA ne peut pas être neutre

Ces trois dernières années, l’émergence ou plutôt l’explosion des IA génératives et plus largement des IA dans la sphère publique, nous a fait prendre conscience de leur potentiel de transformation de nos sociétés. Nous avons alors vu fleurir les publications vantant la fin des discriminations à l’embauche grâce à l’IA, les promesses d’une société plus juste et égalitaire grâce à l’algorithmie.
Bref, des lendemains qui chantent et un monde meilleur.

Sauf que l’on a oublié une chose : les algorithmes, les données d’entraînement, comme leurs paramètres ne sont pas neutres. Même si certains éléments peuvent être en Open Source, on trouve toujours une partie propriétaire.
Les questions sont alors nombreuses.
Avec quelles données sont entraînées les IA et notamment les IA génératives ? Quels en sont les réglages ? Quelle confiance peut-on avoir dans les résultats ? Les résultats sont-ils stables dans la durée ?
Répondre à ces questions n’est d’ailleurs pas chose aisée: qu’appelons-nous une discrimination ? Les différents textes en vigueur dans notre pays prévoient un peu plus de 25 critères différents. Quelle est leur pondération, leur importance relative ? Sommes-nous mêmes capables d’y répondre en faisant abstraction de notre intérêt personnel ?

En allant un peu plus loin, nous pouvons nous interroger sur la nature même des données d’entraînement et la vision du monde qu’elles véhiculent. Par exemple, nous savons que les corpus d’entraînement des IA génératives sont aujourd’hui dominés à plus de 80% par des sources d’origine anglo-saxonnes glanées sur Internet, la plupart du temps sans l’autorisation de leurs auteurs, d’ailleurs.

Si on interroge Grok, l’IA générative propriétaire d’Elon Musk, sur sa neutralité, la réponse est claire.


La question qu’il faut se poser n’est donc pas celle d’une prétendue neutralité de l’IA, mais bien du modèle de société dont nous voulons et surtout comment ce modèle se retrouve dans les IA que nous utilisons dans nos activités.
Mais le savons-nous nous-mêmes ?

Quel monde voulons-nous construire ?

Si nous ne le savons pas, le ralliement des patrons de la tech derrière le modèle de société proposé par la nouvelle administration américaine nous contraint à nous positionner collectivement sur notre vision du monde : Meta a démantelé son service de lutte contre la désinformation au titre de la liberté de l’information; Jeff Bezos, propriétaire d’Amazon et du Washington Post, a imposé une nouvelle ligne éditoriale au célèbre quotidien et plus anecdotique, Google a renommé avec zèle le Golfe du Mexique en Golfe d’Amérique pour le mettre en conformité avec le décret présidentiel 14172 du 20 janvier 2025.

Aujourd’hui beaucoup de questions se posent.
Ces géants des nouvelles dominent la sphère informationnelle: les moteurs de recherche, les réseaux sociaux, les IA génératives. Dans quelle mesure la vision culturelle de l’administration américaine va-t-elle s’imposer dans notre quotidien ? Vont-ils se contenter de lettres comminatoires à destination de nos entreprises ou vont-ils les combiner avec une manoeuvre en profondeur en instillant jour après jour un peu plus cette vision du monde qu’ils nous proposent ?
Sans être philologue, il est d’autant plus difficile d’apprécier la réponse à apporter que le décret présidentiel sur la fin des politiques d’équité revendique utilise exactement le même vocabulaire que le décret qu’il abroque, puisqu’il affirme mettre fin à ces politiques discriminatoires et dispendieuses.
Qui pourrait donc raisonnablement prétendre s’opposer à une politique mettant fin à des discriminations ?

Americans deserve a government committed to serving every person with equal dignity and respect, and to expending precious taxpayer resources only on making America great.

Décret présidentiel du 20.01.25 sur la fin des programmes de promotion de la diversité, de l’équité et de l’inclusion

Faut-il une main de fer pour contraindre les acteurs de l’IA ?

Face à ce que l’on pourrait considérer comme une attaque frontale contre nos valeurs, à condition de les avoir préalablement définies, doit-on rester passif ?
La première difficulté consisterait à définir ce que l’on entend par le mot « valeurs », d’autant qu’elles sont loin d’être universelles, y compris au sein des Etats ciblés par ce discours, où la polarisation du débat politique provoque des confrontations au verbe violent.
Cette compréhension des valeurs qui nous unissent rencontre un autre obstacle conjoncturel: les partis politiques qui peuvent avoir intérêt à cette polarisation capable de servir leurs intérêts immédiats.
Volens, nolens nous risquons donc de nous perdre dans des querelles à court terme au lieu de nous inquiéter de l’avenir que l’on prétend ainsi nous imposer.

Comment réagir face à cette nouvelle forme de conflictualité?

Les questions auxquels nos élus vont devoir répondre, et plutôt rapidement quand on considère les coups de boutoir de l’administration sont nombreuses.

Comment définir nos valeurs, donc notre approche de la diversité ? Nos valeurs sont-elles si différentes de celles de la nouvelle administration ? Cette nous pouvons les résumer par Liberté, Egalité, Fraternité, mais nous savons aussi que l’interprétation de ces trois mots peut varier à l’infini en fonction de ceux qui les invoquent.
Dans quelle mesure sommes-nous prêts à affirmer ces valeurs face à l’administration américaine ? Jusqu’où est-elle prête à aller pour nous faire céder ?
Cette administration est-elle toujours notre alliée ou nous considère-t-elle comme un peuple déviant qu’il faut rééduquer ?
Quelle importance accordons-nous à ces valeurs face au marché américain et le risque de le voir se fermer si nous nous révélons trop bruyants dans la défense de nos valeurs ? Jusqu’où sommes-nous semblables aux américains, jusqu’où sommes nous différents ?

Tout cela nous éloigne de l’intelligence artificielle sur le plan technologique, mais nous en rapproche si l’on considère qu’elle doit être à notre service et non pas nous formater.

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Auteur : Fabrice Jaouën

Blog personnel portant sur les sujets d'intelligence artificielle et de société.

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